10 juin 2024
Alexandre Haslin
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[TÉMOIGNAGE] « Pour la première fois, j’ai senti que j’avais affaire à quelqu’un qui comprenait »

Sophie* est une mère de trois enfants. Parmi eux, Thomas*, ado brillant mais à la confiance fragile. Sujet à une forte anxiété, la crise sanitaire de 2020 participe à l’isoler d’un cercle social déjà réduit et fragile. Son refuge : YouTube. Des heures et des heures d’écran, chaque jour, et un mal-être grandissant qui fait naître en lui des idées noires. Face à cette situation, Sophie cherche de l’aide, qu’elle trouvera finalement auprès de Jeu : aide et référence et du programme Ensemble, développé pour offrir un soutien à l’entourage de personnes dépendantes.

Aujourd’hui, Thomas va mieux, sa famille aussi. Aucun ne crie déjà victoire : le rétablissement est un parcours long et incertain. Mais déjà Sophie peut témoigner des progrès de son fils, et de comment Bianka, intervenante du programme Ensemble, l’a conduite à repenser entièrement son rapport à la dépendance de son fils, et à s’outiller pour mieux l’aider. Voici son histoire.

« J’ai constaté depuis qu’il est petit que pour Thomas, l’écran a un impact différent. J’ai deux autres enfants qui ne réagissent pas pareil à l’écran. Déjà à cette époque, quand j’éteignais la télé, il réagissait. Avec son diagnostic de douance, il a besoin de beaucoup de stimulations. Mais il a aussi une perception plutôt négative de lui-même, une impression de ne pas vraiment être populaire. La pandémie est vraiment venue exacerber tout ça, en plein pendant son secondaire 3, 4 et 5, une période clé dans le développement, où l’on fait des expériences, on vit des choses… À son arrivée au cégep, il avait quelques amis, mais ça restait, malgré tout, les écrans qui étaient très présents dans sa vie.


« Au départ, notre stratégie était une stratégie de contrôle. »


Au départ, notre stratégie était une stratégie de contrôle : on l’obligeait à sortir, à aller faire du sport… ça marchait bien pour nos autres enfants, mais je pense que lui avait besoin d’un autre rythme, et on avait du mal à le comprendre.

En 2023, alors qu’on était en voyage avec mon conjoint, ça a été très dur pour Thomas, au point d’avoir des idées noires. J’avais laissé de quoi manger dans le réfrigérateur, ça n’avait presque pas été touché. Il avait d’immenses cernes sous les yeux, et il a fini par nous dire que ça allait très mal, et qu’il avait pensé au suicide. J’ai remarqué en même temps qu’il passait des 7h, 8h ou 9h par jour devant l’ordi.

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« Ses seules relations, c’était sa famille. Son seul cercle social, c’était nous. »

Heureusement, iI se confie facilement à nous. On a une très bonne relation avec lui, et même dans ces moments-là il venait dans notre chambre le soir pour jaser. Mais c’était un peu le problème aussi : ses seules relations, c’était sa famille. Son seul cercle social, c’était nous.

Il n’arrivait pas à trouver d’emploi : pour lui, aller déposer un CV était une tâche incroyable, son anxiété était dans le tapis. Il n’était vraiment pas capable et son refuge, c’était YouTube. Il essayait pourtant, régulièrement il se disait « Ok, demain je vais me lever, je vais faire ça, ça et ça… » puis finalement l’anxiété était trop forte, il ouvrait une vidéo et il ne sortait pas de la journée. Et comme il est très anxieux, il n’allait pas chercher d’aide. Il ne se sentait pas capable.


« Chaque fois que j’allais chercher de l’aide, je me sentais vraiment incomprise. »


De mon côté, je suis allée chercher de l’aide de différentes façons, en commençant par mon programme d’aide aux employés. Mais à chaque fois que j’allais chercher de l’aide, je me sentais vraiment incomprise, j’avais l’impression qu’on ne cernait pas la situation, ça ne marchait pas.

Mais à un moment, il n’allait vraiment pas bien, alors on a parlé à des amis psychologues, qui nous ont dit « Ok, là vous devez faire une intervention : soit il va voir un psy, soit il va voir son médecin, et il faut qu’il s’engage dès ce soir à faire quelque chose, sinon vous l’emmenez à l’urgence à l’hôpital. » Ça n’a pas nécessairement nuit, mais ça n’a pas non plus aidé à long terme : il a fait les démarches, mais il n’a donné suite à rien.

 


« J’ai appelé une première fois [Jeu : aide et référence] et la personne que j’ai eue était vraiment pertinente. »


À un moment, j’ai appelé Tel-Jeunes, et j’ai expliqué que je n’arrivais pas à trouver de ressources pour la dépendance spécifiquement, parce que j’avais compris qu’il y avait cet enjeu-là, en plus de l’anxiété. C’est eux qui m’ont donné plusieurs références, dont Jeu : aide et référence. J’ai appelé une première fois, assez longuement, et la personne que j’ai eue était vraiment pertinente. Elle arrivait à me faire réaliser des choses, à me faire avancer dans ma réflexion. Ça a commencé par des choses de base, mais qui ne m’étaient jamais venues à l’esprit. Un exemple simple, quand elle m’a dit « Selon vous, c’est quoi l’opposé de la dépendance? » Ben c’est l’indépendance. Mais à ce moment-là, je n’avais même jamais eu ce mot en tête. C’est là qu’elle m’a aussi parlé du projet Ensemble.


« Pour la première fois j’ai senti que j’avais affaire à quelqu’un qui comprenait réellement les enjeux, et surtout, qui n’essayait pas d’imposer sa propre stratégie. »


J’ai eu d’abord une ou deux rencontres par téléphone, d’à peu près une heure, pendant lesquelles l’intervenante, Bianka, a commencé par bien cerner la situation, les enjeux et les besoins de mon fils, et aussi mes propres besoins. Puis elle a commencé à me présenter des outils, et pour la première fois j’ai senti que j’avais affaire à quelqu’un qui comprenait réellement les enjeux, et surtout, qui n’essayait pas d’imposer sa propre stratégie. Parfois, je lui disais « Écoute, ça, ça ne marchera pas avec Thomas », et pour elle c’était correct. Elle n’essayait pas de me faire rentrer dans un moule, on essayait d’autres choses. J’avais l’impression d’être en partenariat avec elle. Ça m’a permis d’être ouverte, transparente et surtout de ne pas être jugée, alors on a pu faire un vrai travail.

Elle m’a offert une explication en profondeur de la dépendance, et elle m’a fait cheminer jusqu’à comprendre qu’en fait, le cœur du problème n’est pas la dépendance, c’est l’anxiété, et que Thomas utilisait les écrans pour gérer son anxiété. Ça a complètement recadré la situation. Elle m’a permis de comprendre la dépendance et de changer mon paradigme face à ça. À chaque séance, j’arrivais avec mon matériel de la semaine, mes questionnements, et Bianka me recadrait et m’aidait à réfléchir, à m’outiller. De son côté, elle aussi me revenait avec des éléments nouveaux apportés par des discussions avec son superviseur. Les deux, on travaillait chacune de notre côté entre les séances.

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« Elle m’a fait cheminer jusqu’à comprendre qu’en fait, le cœur du problème n’est pas la dépendance, c’est l’anxiété. »

L’une des priorités a été d’aider Thomas à renouer avec d’autres activités que YouTube. Pour ça, elle m’a même envoyé une liste d’une centaine d’exemples d’activités! Elle m’a aussi amené à comprendre que ce n’était pas moi qui devais gérer son temps d’écran, mais lui. Ça me semblait difficile, alors on a trouvé un terrain d’entente avec Thomas. Je lui ai dit « Décide du temps d’écran maximum par jour, je vais le respecter, mais tu ne pourras pas le négocier ensuite. » Bien sûr, sa première réponse a été « Ok ben je vais demander 24h! » Je lui ai dit « Si tu demandes 24h, alors je vais te les donner. Je ne pense pas que c’est la bonne chose, mais je te laisse décider. » Et finalement, il a demandé 4h de lui-même. Petit à petit, je regardais moins son temps d’écran, et j’ai remarqué que souvent, j’avais ce besoin de contrôler quand moi-même j’étais dans des émotions négatives. Donc je me suis moi aussi tournée vers d’autres outils, comme la méditation ou le sport, pour gérer mes propres émotions.

On a aussi établi une règle : il peut utiliser l’ordinateur dans la cuisine ou le salon quand c’est pour travailler, mais quand c’est pour du divertissement, il doit le faire dans sa chambre. Là aussi Bianka m’a aussi beaucoup aidée à rétablir des règles, un certain cadre attendu dans ma maison, avec un jeune adulte de cet âge mais aussi avec mes deux autres enfants. C’était important d’avoir des règles qui s’appliquent à tous.

Alors il a lui-même pris de nouvelles habitudes. Pendant l’université, il m’a demandé d’augmenter sa limite d’écran, parce qu’il avait beaucoup de travail, alors on est passé de 4h à 7h. Et après sa session, il m’a dit lui-même qu’il n’avait pas besoin de tant d’heures, et qu’on pouvait baisser la limite. Ça, c’est vraiment précieux pour un parent.

Certaines choses ont changé avec ce temps d’écran en moins. Il a d’abord commencé à aller prendre des marches. Et il m’a dit lui-même que lorsqu’il se sentait angoissé, au lieu d’ouvrir l’ordi, il allait marcher et qu’en revenant, ses idées étaient plus claires. On passe aussi beaucoup de temps en famille, mais surtout, il a trouvé une job, ou en fait il a créé sa propre job : il a développé une activité de loisir et l’a proposée à un centre, qui l’a acceptée et l’a engagé pour la mettre en œuvre. Elle a été reconduite en février et sera reconduite à l’automne prochain. Il est très fier de ça, et nous aussi!


« Il faut parler à du monde qui connait vraiment ça, la dépendance. »


Ce que j’aimerais dire à d’autres parents dans notre situation, c’est évidemment d’abord de prendre contact avec Jeu : aide et référence. J’ai eu des réponses vraiment plus adéquates qu’à bien d’autres places. Il faut parler à du monde qui connait vraiment ça, la dépendance. Et beaucoup de gens, y compris des professionnels, ne connaissent pas bien ça. J’ai étudié moi-même la psychologie, et beaucoup dans ce milieu vont trop vite tout ramener à la parentalité, l’estime de soi… Mais la dépendance, c’est un sujet en soi, et il faut vraiment s’outiller sur ce sujet pour ensuite changer de paradigme et changer le rapport de notre jeune avec ce qu’il vit, de soi avec notre jeune, et de soi avec ce que vit notre jeune. Et s’outiller aussi pour être capable de prendre soin de soi dans tout ça. »

 

*les prénoms ont été changés

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